Textes

Rick Ross, l’illusionniste.

La plus récente débâcle de Rick Ross aka William Leonard Robert, avec les Gangster Disciples démontre une fois de plus l’incroyable talent de sémiologue du rappeur de la Floride. La facilité et l’assiduité avec laquelle Ross utilise, emprunte, détourne à son avantage la réputation de gangsters bien connus et bien établis est tout simplement prodigieuse et en fait, à mon avis, le rappeur qui a le mieux compris le réalignement du rap contemporain vers quelque chose qui s’apparente à un théâtre hyper-réel, cousin de la lutte professionnelle. En dégommant avec habileté le sacro-saint principe du «keep it real», il s’inscrit comme un des pères fondateurs du rap  à venir.

En clamant haut et fort qu’il est «self-made», Rick Ross joue sur la sémantique: D’un côté, il peut dire qu’il a lui même assuré son succès «sans soutien», renvoyant au mythique rêve américain, rejoué par Tony Montana ; de l’autre, il nous met en plein visage qu’on a affaire à une fiction qu’il a «construit» lui-même, en modifiant les faits, niant la réalité, en y intégrant des personnages réels et en recomposant l’histoire.

Époque Carol City Cartel

Le jeune William regarde passer les Cadillacs des vendeurs de drogue de Carol City, assis sur son porche. Il vient de sortir de l’université d’Albany State, où il étudiait la criminologie grâce à une bourse de football. Il a laissé derrière lui son emploi au centre correctionnel en juin 1997 (qui reviendra hanter sa construction scénique plus tard) et cherche la prochaine étape. En 98-99 il signe sous Suave House Records (la maison de 8Ball & MGJ), où il enregistre Rise to power, son premier album qui verra jamais le jour après son succès). Il a déjà pris le nom «Rick Ross», une référence directe à Ricky Donnell Ross aka Freeway, un baron de la drogue de Los Angeles emprisonné en 1996 pour avoir essayé d’acheter 100 kilos de coke à un agent-double. Williams n’a pas encore beaucoup de poids (podom pom tssssss), et personne ne se formalise trop de cette usurpation. Le rappeur Freeway, de Philadelphie, a d’ailleurs aussi pris son nom de Donnell Ross.

Ross se trouve une place chez Slip-n-Slide, un label associé à Def Jam, où il collabore à différents projets et tourne avec Trick Daddy. C’est finalement en 2006 que les astres s’alignent, et que Rozay est enfin prêt à lancer Port of Miami, annoncé par le single Hustlin’, à ce jour un des plus grand morceau de cocaïno-rap jamais écrit. Ross n’y va pas de main morte: il dit connaître Noriega et Escobar, porte fièrement un t-shirt des Boobie Boys et envoie des fleurs à Kenneth «Boobie» aka «Black» Williams (aucun lien de famille entre eux), le leader des Boobie Boys, incarcéré pour une centaine de meurtres et l’importation de 5 tonnes de cocaïne dans les années 90. Malgré ses facéties de tough, Ross dit avoir pleuré pour celui qui l’aurait encouragé à faire de la musique:

When they snatched Black I cried for a hundred nights/He got a hundred bodies/Serving a hundred lifes.

La chanson envahit les États-Unis; le clip joue continuellement à BET et MTV: Ross a le hit de l’été 2006 et les gangs de Floride n’ont jamais eu autant de publicité. Ça ne plaît pas particulièrement à Chico, un membre des Boobie Boys en appel durant cet été là:

“I was in USP Lee County when the Ross Hustlin single dropped,” Chico says. “One morning on my way to the yard my case manager stopped me. He said, ‘Harper, did you see the TV this morning?’ I thought my case had gotten overturned or something. As I looked bewildered and waited for him to continue he said, ‘Your homeboy is representing for you all Boobie Boys. MTV aired the video early this morning.’ This was a middle-aged white dude, living in the mountains of Virginia or nearby in the surrounding area. If Hustlin made it inside of his living room I know damn well it reached the dens and family rooms of the appeal court judges and clerks who were in the process of deciding on our direct appeal. You follow me?

Hustlin’


Plex, aussi en prison, se questionne sur le choix de «Boobie Boys» sur le t-shirt de Ross, que les membres du gang n’utilisaient pas, préférant appeler leur leader «Black».

Because it’s like he validating what the cracka’s said by putting a Boobie Boys t-shirt on. Who the fuck is the Boobie Boys? Straight up. People don’t even call Black, Boobie. We call him Black.

Le Carol City Cartel, le groupe formé de Ross, Gunplay, Torch et Young Breed, a aussi des racines mystérieuses. Tout est fait pour évoquer les organisations criminels de Colombie. Ross laisse planer qu’il aurait été fondée par Black lui-même, possiblement pour préparer la passation de son empire multi-millionaire à Rick Ross! À ce jour, rien n’est venu confirmer le statut de gang du Triple C’s, ni le lien avec Black.

Le rappeur en rajoute avec le DVD M.I. YAYO, dans lequel il présente un top 10 des gangsters les plus importants de la Floride. En continuant de «s’associer» avec les vendeurs de drogue de son État d’origine (en les nommant, en montrant sa connaissance du milieu, en les glorifiant, en les liants à sa carrière), à l’échelle planétaire, Ross devient peu à peu ce parrain imprenable de la drogue. À l’échelle locale, flattés de se voir nommer, et probablement inconscients de la stratégie à long terme du rappeur, les criminels cités lui donnent «une passe». Ross n’est pas idiot non plus: il choisit de s’affilier avec des criminels morts ou emprisonnés (souvent à vie), ce qui lui garantie à la fois qu’ils sont connus du public, et qu’ils ne se retourneront pas contre lui.

La légende grossit. La mythomanie aussi.

M.I.YAYO

Époque Trilla

Dès les premières secondes de Trilla, son deuxième album avec Def Jam, Ross shout out une liste impressionnante d’individus, des rappeurs, mais surtout des criminels noirs influents. C’est bien inoffensif, mais tout ça annonce une tentative plus ambitieuse de détournements du nom de gangs qu’il ne connait pas, avec qui il n’a pas de sympathie «du ‘hood» et qui sont encore bien actifs.

Trilla.

C’est à peu près au même moment que la photo d’un jeune Ross, nouvellement employé comme gardien de prison, serrant la main de la chef du South Carolina Reception Center fait le tour du web. Qui l’a leaké, et pourquoi, demeure un mystère. Il nie d’abord les accusations, plaidant la jalousie d’un rival qui aurait photoshoppé le cliché. Ne nourrissez jamais les trolls. De fait, une série de documents pleut dans les semaines qui suivent: les talons de paye de Ross, sa lettre d’embauche et même le formulaire d’application qu’il a rempli à la main.

Au même moment, comme dans un bon film de high school, le jock 50 Cent commence à s’acharner sur le gros Williams. Les coups qu’il lui faits sont odieux, même dans les standards du rap (la mise en ligne d’une vidéo de la mère de Ross qui dort à son travail, une sextape de la mère d’un des enfants de Rozay, la naissance du surnom Officer Ricky, en plus des traditionnels «diss tracks»). L’internet et les fans se polarisent: d’une part ceux qui commencent à comprendre que si Ross n’est pas un caïd, il est un génie du marketing et de l’interprétation; puis les autres pour qui l’«authenticité» demeure un critère vital pour apprécier la musique.

Puis, revirement de stratégie, Rick Ross cesse progressivement de nier son passé, travestissant son expérience de screw en atout, montrant qu’il a réussit à déjouer le système en étant de jour au service de la loi, et le soir, dans les rues, à gérer le produit. Sur Deeper than rap, il se drape même dans la vertue, expliquant que son «double emploi» était devenu nécessaire pour nourrir sa famille.

Valley of death (à 2min30)

 

Call ya boy A C.O. but if I really was/When all these niggas undercover, fuckin’ niggas up/Keep it trilla, nigga never had a gun and badge/Kept a nice, watch smokin’ on a hundred sack

Back in the day, I sold crack for some nice kicks/Skippin’ school, I saw my friend stabbed with a ice pick/Young nigga 15 with 3 C’s/From that very day I carried on the 3 C’s

Can’t criticize niggas tryna get jobs/Better get smart, young brotha live yours/Only live once and I got 2 kids/And for me to feed them I get 2 gigs
/I shuffle shit, I’ll CO so we can bow our head/And pray over the meatloaf/I’m lookin’ at the big picture/Keep a bitch with cha, tryna get a bit richer.

Comme dans une cour d’école, la confrontation des allégations ont fait cessé les abus. Une révélation qui aurait dû détruire la carrière de Rozay a été finalement transformée pour approfondir son personnage, donner un côté humain à la star. Vanilla Ice doit se mordre les doigts…

Comme si  ce n’était pas assez, toujours en 2008, Ross se fait arrêter (pour la première fois de sa vie) pour posséssion de marijuana et d’une arme. Les policiers se réjouissent déjà: ça ne devrait pas être difficile de faire tomber cette embarrassante figure publique des gangs pour «association à organisations criminalisés». Sans surprise pour ceux qui ont compris où cet article s’en allait, les policiers de Miami n’arrivent pas à prouver qu’il connait un seul membre de gang.

Époque Teflon Don

L’emprunt de noms mafieux est chose courante dans le rap. Les célèbres Gotti de NYC ont été cités plus qu’à leur tour dans les albums de Nas, Raewkon, Mobb Deep, Snoop, etc. Mais Ross est le seul dont le fils de Gotti s’est plaint. En récupérant le surnom du parrain des Gambino, Ross utilise une fois de plus un jeu de mots comme une bravade et un aveu. Son teflon est aussi efficace contre les accusations criminelles que celle d’«inauthenticité» dans le milieu du rap. Débordant de confiance, il va lancer le très efficace B.M.F (Blowin’ money fast).

Dans les clubs, à la radio, dans les partys un peu partout à travers les planètes, on se prend pour Big Meech et Larry Hoover, et on aime ça. Ceux qui savent la trouve un peu moins drôle. Demetrius «Big Meech» Flenory a co-fondé avec son frère la Black Mafia Family, la «vrai» BMF. Avant d’être arrêté et emprisonné pour 30 ans, Big Meech était très impliqué dans le rap, jouant notamment un rôle clé dans la carrière de Young Jeezy (avec qui Ross aura un beef assez notable, principalement relié au fait que Ross aurait «utilisé» l’image BMF sans consentement). À sa défense, Ross affirme avoir rencontré des membres dirigeants de la Black Mafia, à Miami, et que sa chanson se veut un hommage à un individu qui a eu une influence majeure sur le cours de l’histoire urbaine des villes. Flenory aurait d’ailleurs entendu la chanson, et en aurait été très content.

Ce qui n’est pas le cas de Larry Hoover, co-fondateur des Gangster Disciples, un gang de Chicago moins connu que les Blood ou les Crips, mais qui rivalisent avec eux en terme d’ampleur d’activités et de nombre de membres. La réaction de Hoover, qui essaie maintenant de se faire passer pour un prisonnier politique pour réduire sa peine (six emprisonnements à vie), a été présentée par son fils, Larry Hoover Jr:

“I have been hearing a lot of talk about the Rick Ross song, using my Father’s (Larry Hoover’s) name… and word was, that it was beef. Chicago was wanting to know who gave him (Rick Ross)the go-ahead, because he (Rick Ross) isn’t even from here and doesn’t know Larry Hoover. A lot of people in Chicago and elsewhere, have love for Larry Hoover and by right, they wanted to make sure he (Rick Ross) cleared this with somebody. He also used the name with whipping work (preparing drugs for sale & distribution). I made contact with Rick Ross while he was in town and I let him know that I didn’t like how he used the name.

Sur twitter, Ross n’a pas tout à fait la même version des faits:

Lil larry hoover embraced me tonight!!..I love chicago… dam,this why I make music!!!#memories

C’est le premier chapitre de ce qui nous amène maintenant à:

L’époque Black Bar Mitzvah

Youtube a été pris d’assaut depuis un mois par des vidéos de membres des GD interdisant à Rick Ross de venir dans leur ville. Ça arrive au moment où Ross allait lancer sa tournée pour God Forgive I Don’t, son plus récent album. Les Gangster Disciples sont particulièrement furieux à cause de l’utilisation de l’étoile de David (qui est également leur symbole, un clin d’oeil au prénom de David Barksdale, co-fondateur de la Black Gangster Disciple Nation) sur la pochette de la dernière mixtape de Rozay. Comme il l’a fait de nombreuses fois avant, Ross aurait, selon les GD, joué sur les sens du signe: pour son auditoire au fait des activités criminelles, il sous-entend qu’il est associé aux Gangster Disciples, pour les néophytes, il se prend pour un juif (et ce que ça sous-entend comme stéréotype). Comme le résume un des gars d’une des vidéos:

«The Star is either Jewish, GD or Illuminati. You sure ain’t GD or Jew. The Illuminati better have snatched you!»

La situation est la suivante: tant que Ross n’aura pas fait un chèque à Larry Hoover pour l’utilisation de son nom et de son symbole, il demeure persona non grata dans plusieurs grandes villes américaines. De fait, Ross a annulé toute sa tournée (à cause des promoteurs, selon les communications officielles). Mais il continue de jouer «B.M.F» en concert, ce qui ne devrait pas calmer la rue de sitôt.

Conclusion

Alors: à force de jouer avec le feu, Ross s’est-il brûlé? Le rap game Roland Barthes a-t-il poussé trop loin sa passion pour le signifiant et le signifié ? Est-ce que les GD seront les premiers à percer son teflon?

Personnellement, J’ai l’impression que Williams va s’en sortir: retourner la situation à son avantage et ajouter du lustre à son alter ego. Il doit être en train de déterminer le comment maintenant. Émettre un chèque ne me semble pas la solution la plus évidente: À qui le faire? Comment s’assurer que des spécialistes de l’extorsion comme les GD n’en profite pas pour le mettre à sec ?

Le temps est le meilleur ami de RR. La controverse a attiré assez d’attention pour faire en sorte que, dans 6 mois, lorsqu’il ré-annoncera une tournée, les salles se rempliront immédiatement. Qui plus est, sa musique demeure excellente, ce qui ne devrait pas nuire pour masser les foules. Pendant que la poussière retombe, rien ne l’empêche de faire discrètement des négociations avec les GD pour leur assurer une part du gâteau. Au final, l’argent est le principal motivateur de ces criminels: l’honneur et les principes sont toujours plus flexibles avec des billets dans la main.

*Illustrations: #RÉALBOSSÉ