La majorité des critiques ont noté que Django reprenait un peu le collier de «Inglorious Basterds», c’est à dire réviser l’histoire en donnant à la victime les moyens de se venger contre son agresseur. Shoah ou traite des esclaves, sans analyser si l’un est pire, on est assez creux dans l’horreur humaine. Non, ce qu’il est important de noter, c’est qu’avec Django, Tarantino a ramené sur le territoire américain le malaise d’un «holocauste» (le mot est de Spike Lee) dont les US of A sont responsables, confrontant ses concitoyens à des horreurs de leurs bons ancêtres, pas celles de méchants Allemands, qui ont, de toute façon, perdu au jeu de l’histoire.
Spike Lee, qui dénonce depuis Jackie Brown les pas de danses de Tarantino autour de la délicate ligne de la (relative) paix raciale américaine a été le premier à se lever pour dire que personne n’a le droit de faire de l’esclavage une farce. Surtout pas un Blanc. Se sont joints à lui un choeur de commentateurs, exprimant en gros deux arguments:1) leur désarroi devant une présentation inexacte et trompeuse d’un pan de l’histoire douloureux; 2) l’utilisation abusive du mot «nigger», mis dans la bouche de personnalités parmi les plus en vue de la colonie artistique américaine. Attaquons, donc.
1) Django Unchained, selon certains, met à l’avant-scène un Noir exceptionnel («one out of 10 000») qui aurait à lui seul renversé le rapport de force entre esclave et maître, ébahissant au passage tant les Noirs amorphes que les Blancs racistes. C’est un rendu trompeur, qui laisse supposer que les esclaves noirs étaient avachis, résignés, attendant leur libération par les bons blancs, et qui est surtout non conforme à la réalité, alors que des milliers d’esclaves ont participé à détruire la traite des Noirs, bien avant la victoire des États du Nord.
Ma réponse: Comme de se plaindre que l’eau est mouillée, je ne trouve pas tellement éclairant de me faire dire qu’un film n’est pas le reflet exact de la réalité ou de l’Histoire. Surtout pas quand l’auteur est Quentin Tarantino, dont la filmographie est assez claire sur sa ligne créatrice, qui s’abreuve à l’exagération de clichés de (films de) genres, aux mélanges des époques, des références et des cultures et au divertissement jouissif et libérateur. Le réalisateur ne peut être tenu responsable de l’ignorance de l’histoire par son public. Il faut s’insulter des paternalistes qui semblent croire que quelqu’un pourrait penser sérieusement que Django est un drame biographique. S’il subsiste un doute dans l’esprit de certains, ils fouilleront, comme moi, sur l’histoire de l’esclavage américaine. Ce sera peut-être pour eux, comme pour moi, la première fois qu’un film les incite à lire la périlleuse page «Slavery in the United States» de Wikipédia.
Tellement évident que j’ai honte de le souligner: cette distanciation avec l’histoire n’est pas «une erreur» de Tarantino ou un hasard. Elle permet également quelque chose qu’une lecture encyclopédique empêche: un commentaire, une prise de position de l’auteur. Tarantino le dit en entrevue, mais ça ne se s’est pas beaucoup écrit ailleurs: Regardez toutes la filmographie western américaine et comptez-y les Noirs. La question de l’esclavage ou de la présence noire est complètement absente, même si elle y était contemporaine. Plus facile: sans compter les Amérindiens, notez les rôles qu’ils occupent: voleurs, kidnappeurs, tueurs vengeurs. C’est bien sûr ça aussi une relecture, qui n’a jamais été aussi bien démontré par une oeuvre artistique grand public. Lâchez l’arbre et regarder la forêt : c’est un film politique anti-raciste à 83 millions de dollars que vous avez devant les yeux, surtout pas un brûlot qui veut minimiser ou «rire» de l’esclavage.
2) L’utilisation du mot «nigger».
Pour venir du monde du rap, je sais combien la relation à ce mot dans l’industrie du divertissement grand public est complexe. Je sais aussi qu’il n’y a rien de plus compliqué qu’un Blanc qui l’utilise*. Cent neuf fois, ai-je lu quelque part, peut-on l’entendre dans Django. Dans une ère où MTV et BET gâchent des vidéoclips complets à coup de hache, ça a été cent neuf plaisirs jouissifs.
Tout simplement parce que ce sont des «niggers» tous bien utilisés. Comment décrire un esclave aux États-Unis en 1859? Afro-American? Black? Brother? Nigga please. Alors que les premiers reprochent à Django son inexactitude historique, les autres l’incendient pour y être fidèle.
Évidemment, l’utilisation du mot est tout sauf gratuite et dessert le propos. Durant les presque trois heures du film, King Schultz, littéralement ici l’incarnation de la civilisation européenne sur les terres barbares du Nouveau-Monde, ne l’utilise que deux fois, par obligation (pour rester dans son personnage) et par dédain. Ceux qui en abusent, ce sont ces brutes blanches, qui ont bâti des empires (encore vivants) sur le dos de 12 millions d’Africains. Et les esclaves eux-mêmes, Jamie Foxx comme aucun autre.
Ajoutant à la confusion (pour certains) entre fiction et réalité, Jamie Foxx s’est permis un monologue d’ouverture mordant à son passage à Saturday Night Live début décembre. Cela a fait levé un troisième argument, à l’effet que Django Unchained «balkanise» les États-Unis en groupes ethniques, où on se définit par sa «tribu» avant sa nationalité et où seuls les Juifs ont le droit de rire d’eux, comme les Noirs, les Gais, etc. Ça laisse les vieux bigots blancs très tristes de ne plus avoir le monopole de la discrimination et du mépris racial.
C’est toute cette tension ethnique tout à fait contemporaine que Tarantino réussit à attiser parfaitement, jouant habilement sur les niveaux de représentation. Peu s’y sont risqués (malgré ce que Spike Lee peut dire, il a beaucoup en commun avec Tarantino), encore moins l’ont réussi. Y parvenir au sein d’une machine aussi pharaonique que l’industrie hollywoodienne, c’est du pur génie.
*Comme Def Jam, Grand Royal (à l’époque) ou Interscope, la Weinstein Company, productrice de Django, engage essentiellement des Blancs. Tout comme l’est, j’en suis à peu près certain, l’équipe de production du film.
Ainsi donc, le premier spectateur assis à toutes les salles de représentations de Django Unchained à travers le monde, est cet énorme éléphant – blanc – que les fans, blancs, noirs, hispanos, asiatiques, de rap ont tous dû appris à gérer à un moment ou à un autre de leur parcours. Personnellement, voici comment j’ai dressé mon pachyderme:
J’aime la sonorité des mots, et l’effet qu’ils produisent chez le récepteur. Aucun assemblage de lettres ne devrait être banni ou bloqué, dans tous les contextes, pour tout le monde. «Salope», «bitch», «butch», «plotte», «nègre», «tapette», «enculé», sont des outils pour exprimer une réalité d’une manière particulière, et refuser de les utiliser, peu importe la situation, reviendrait à faire disparaitre un partie du langage. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas dangereux ou qu’ils doivent être utilisés à la légère.
Je ne suis pas non plus un grand fan de l’entourloupette toute anglo-saxonne d’en faire référence en utilisant leur première lettre suivi de «word». Comme dirait Louis C.K., c’est très lâche et égoïste de refuser de prononcer un mot parce qu’il est trop vil pour soi, tout en obligeant le récepteur à le former lui-même dans sa tête. Si on parle de nègre, avec toute la pesanteur et la gravité historique auquel le mot réfère, on va au moins en partager la responsabilité, cher émetteur bien-pensant.
Fin de l’aparté.