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Manifeste: Le rap ignorant

Si vous vous trouvez régulièrement à cliquer sur les liens qui sont mis ici (on vous remercie d’ailleurs. Notre hustle rap VS dollars commence à porter fruit), vous avez nécessairement rencontré du rap ignorant. Avec un peu de recul, je m’aperçois que la raison d’être fondamentale de ce blogue est de donner une vitrine francophone et québécoise à ce nouvel embranchement contemporain, créatif et hyper-stimulant de la rap musique.

Une chose est sûre: c’est ici la première fois que vous avez été en contact avec le concept immortalisé par le désormais célèbre post de Gabbo, clairement un des pionniers québécois du genre depuis l’époque Omnikrom. Bien sûr la notion d’un rap «con» existe depuis bien plus longtemps et ailleurs que sur 10kilos: le rap, depuis ses balbutiements, a toujours eu une tendance à l’hédonisme, à la rigolade, aux commentaires légers, insensés, voire débiles.

Je ferais cependant une distinction majeure entre les chansons rap ignorantes (qui existe depuis toujours) et la formation du sous-genre «rap ignorant», qui lui est beaucoup plus contemporain. La première catégorie comprend un vaste catalogue d’artistes, souvent utilisant beaucoup de références au sexe, à la fête et destiné à l’action de danser. La définition du blogue Refined Hype a le mérite d’être claire: «Ignorant is hereby defined as any song built around a huge beat, a catchy hook and whose lyrics contain absolutely nothing of substantive value». La très grande majorité des rappeurs et rappeuses de toutes les époques ont tous au moins une chanson qui pourrait entrer dans cette catégorie.

Le «rap ignorant» comme genre regroupe un moins grand nombre d’artistes, et se distingue par son opposition à d’autres courants/sous-genres qui l’ont précédé. «L’ignorance» doit être comprise ici comme l’opposé de la «conscience», au sens de la connaissance, de l’éducation, de l’éveil à des enjeux globaux et majeurs qui transcendent la production musicale. Sans vouloir refaire ici le petit catéchisme du rap, la mouvance «consciente», souvent associé à une politisation des contenus et des intentions, a dominé une bonne partie de l’histoire du rap américain depuis The Message. Les années 80-90 ont été l’âge d’or des enseignants, «preachers» et autres éveilleurs de conscience. Les exemples et références à l’éducation sont nombreux chez les artistes de cette époque, de Professor Griff, le «Ministre de l’information» de Public Enemy, à KRS-ONE, rebaptisé lui-même le «Teacher».

Comme The Message a, de l’avis de plusieurs, lancé l’idée que le rap pouvait servir à dénoncer les conditions de vie des laissés pour compte et pallier les faillites du système scolaire et familial chez les Afro et Latino-Américains, Crank Dat, l’hymne infectieux de Soulja Boy est pour moi un moment fondateur dans la définition du genre «rap ignorant». Alors âgé de 17 ans, DeAndre Cortez Way compose, écrit et performe cette chanson hyper-simple, répétitive et qui ne dit rien sur l’état du monde, ni ses qualités personnelles ou ses exploits criminels, sexuels, artistiques. En ce sens, Crank Dat se dissocie du rap conscient, du gangsta rap, du trap rap (i.e. glorification du traffic de cocaïne) et du «égo rap» (Lil’ Wayne et tous les autres «rois de la montagne») pour créer un nouveau crédo, qui se développera d’abord autour de l’esprit de Crank Dat.

Inutile de mentionner ici les artistes qui tenteront de reproduire le succès de Soulja Boy: c’est l’époque que certains nommeront avec mépris l’ère du «ringtone rap», où les singles étaient conçus pour être facilement utilisables comme sonnerie de téléphone.  Ces quelques années ont quand même vu l’arrivée de dizaines de jeunes hommes qui ont pu démontré leur sens de l’initiative et leur compréhension de l’architecture du hit, tout en s’enrichissant. Parmi mes préférés de cette époque:

Le rap ignorant a pris depuis le début 2010 un tournant plus sombre, plus complexe, moins orienté sur la danse et les sonneries de cell. Les principaux acteurs de ce courant se retrouvent souvent sur 10kilos: Outre Soulja Boy, Main Attrakionz, A$AP Rocky, Danny Brown, Chip$, Mr. Muthafuckin’ Exquire, Spaceghost Purrp. Sans compter les producteurs qui tournent autour de ces artistes et qui ont donné l’identité sonore au rap ignorant: Clams Casino, Beautiful Lou, Keyboard Kid, Squadda B, Silky Johnson.

Il y a en d’autres: Odd Future cadre dans ce nouveau genre, du moins pour son refus d’«enseigner» ou de passer «un message». Un post complet pourrait être consacré à Lil’ B, Kreayshawn et le mouvement #based au grand complet. S’il partage des caractéristiques avec la mouvance ignorante, Lil’B est son propre genre, avec sa propre philosophie très teintée du charabia des livres «inspirationnels», des «motivateurs»,  du Oprah’s book club et autres stratégie de croissance personnelle. Lil’ B est assez fou pour se prendre pour un coach de vie qui enseigne, mais est assez «ignorant» pour douter constamment de lui-même et de ce qu’il raconte.

Gucci Mane et Waka Flocka sont également des incontournables du rap ignorant, même si leur nombreuses références à leurs exploits et succès dans la vente de crack ne les place pas très loin du trap rap. Mais quiconque se fait faire un pendentif de la panthère rose ou se fait tatouer un cornet de crème glacée dans la figure mérite sa place dans le panthéon de l’ignorance.

Au Québec, outre Omnikrom qui a pavé la voie de manière mémorable, Roi Heenok ainsi que des groupes comme Black Taboo, les Anticipateurs, Jinga Fly ont contribué de manière plus ou moins significative au rap ignorant. J’intègrerais également dans la famille élargie du rap ignorant les groupes Feuilles et racines et Alaclair Ensemble, de par leur volonté de faire un rap axé sur des considérations autres que les thèmes du «rap conscient».

Bon, je ne sais pas si ça démystifie le concept de rap ignorant. Une des difficultés provient du fait qu’on a affaire à un genre en plein développement: des nouveaux noms arrivent constamment dans la scène; la majorité des «gros joueurs» mentionnés plus tôt n’existait pas dans l’oeil public il y a un an. Les frontières entre sous-genres sont également perméables. La meilleure façon de savoir si on a affaire à du rap ignorant, c’est de se demander si Sans Pression et Cobna aimeraient ça. Si tu doutes, t’as du rap ignorant devant toi.

PS: Je ne sais pas si ça a été assez clair: l’utilisation de l’étiquette «ignorante» n’est en aucun cas péjorative. Pour moi, le rap ignorant est le plus souvent réfléchi, avant-gardiste, stimulant. Je le répète: c’est avant tout une référence au rap conscient, axé sur le désir de «dénoncer», parler de la «rue», des «injustices» et tous la préjugés dont les MC médiocres s’abreuvent, convaincus de «faire avancer» une «cause», alors qu’ils ne font que défoncer des portes ouvertes. Non, on devrait être fier d’être ignorant: c’est noble de douter, de ne pas être convaincu, d’éviter le dogmatisme.

Gardons en tête Socrate: admettre son ignorance, c’est la plus belle preuve d’intelligence.

*Paru originellement sur 10kilos.us