Les gars n’ont pas l’air de rappeurs. Avec un peu de chance, peut-être que Richard Martineau traiterait A-Justice, trempé en Polo pourpre très propre, de yo. Les trois autres, Lary, grande gueule en camisole et veste de cuir, Loud, taciturne à la barbe rebelle, et Will, caché derrière ses montures, n’ont pas vraiment l’air d’avoir droppé un des projets rap incontournables de l’année. Et pourtant.
Gullywood est un album, un vrai, cohésif, serré, conséquent; un exploit à l’heure où le concept est on ne peut plus flou. «On va sûrement sortir des galettes physique, si on a un peu d’argent pour les print. Je pense que c’est encore important, parce que tu veux pas expliquer Paypal à un kid gelé après un show», explique Will. Toute l’entreprise de Loud X Lary X A-Just X Will semble un peu accidentelle, imprévue, ce qui accentue le contraste avec la direction nette et maîtrisée des 11 pièces de Gullywood. «Moi et Loud ont s’est connus à Sophie-Barat [école secondaire de Ahuntsic]. On a sorti un mixtape ensemble à 17 ans, puis on a continué à faire de la musique en solo, en continuant à se voir. C’est quand on fait David Blaine, qui a été notre premier «trip à 4» avec A-Just et Will, qu’on a trouvé que la combinaison était vraiment sick», résume Lary. En moins de 10 mois, le trio + 1 enregistrera 11 autres chansons. «On n’a pas fait 16 tounes pour en choisir 11. Tout ce qui est là, on l’a pensé, travaillé, pour que ça soit tight et que ça se tienne», précise Loud.
***
La dynamique entre les artistes est intéressante. Ils auraient pu se choisir un patronyme sous lequel se regrouper (et s’effacer). Mais le choix très clair d’être un trio, avec leur nom écrit en majuscules pis toute, reflète parfaitement leur approche.
A-Justice aka Cody Bangers, est un producteur difficilement qualifiable, nourri tant par Miami Vice, J.Dilla qu’Alchemist. Il produit seulement depuis 2007, mais il a déjà une voix respectée et prisée.
Loud aka Loudmouth aka Yan Payroll a tout orchestré pour la sortie d’un album il y a 2 ans. Finalement, Orson Welles, le prometteur single, restera orphelin. Les bases posées pour ce solo ont finalement servi de blueprint pour Gullywood.
Lary Kid aka John Meilleur, figure atypique dans le paysage local, philosophe d’after-party fascinée par la déchéance. Sa gymnastique de rimes bilingues et ses syllabes mâchonnées sont reconnaissables instantanément.
Gullywood est construit pour laisser de l’espace aux parties impliquées. «On se laisse de la place pour aborder des sujets comme on veut, plus personnellement. Des fois, on met les refrains au milieu de la toune, comme pour dire que c’était une nouvelle chanson qui repartait», raconte Loud. «Jeunes filles», un morceau fleuve sur le beau sexe, est un peu le «Demain c’est loin» des relations de couple.
Le plus grand drame du rap québécois – et qui explique son incapacité à ne pas reproduire ses erreurs – c’est de faire table rase à tous les 5-6 ans. Sans Pression n’a jamais jeté de pont avec KC LMNOP, Omnikrom et les rappeurs-couleuvres se méprisaient ouvertement, et aujourd’hui, les voix les plus intéressantes du rap ont moins de 25 ans et avouent n’avoir jamais eu un quelconque intérêt pour Loco Locass, l’Assemblée ou tout ce qui s’est passé avant eux. Peut-être que, comme le mentionne Loud, «ici, on a jamais vraiment eu de légende, de gars qui ont sur durer après leur peak».
À chaque époque, donc, ses référents, ses idoles, ses drogues. Le weed et KRS-One clairement, n’impressionnent plus. Les gars citent James Hetfield, Richard Strauss. Kid Cudi et Nirvana. Le Salon Officiel est devenu un lieu legit du rap, où c’est mousseux-ectasy, gin tonic-mdma et anti-dépresseurs. Quand Dieu meurt, ce n’est pas sacrifice du sacré, mais parce qu’il se défonce au Seroquel dans une chambre du Candlewood Suites, sur René-Lévesque.
On a passé le stade des faux-espoirs et de la rédemption. Lary, Will, A-just et Loud ne veulent pas sauver le rap local ou en être des héros. Juste évoquer la chose fait sourire. «C’est quoi le business model du rap québécois?», ironise Lary. Certes, on vit dans une époque fabuleuse où un trio virtuellement inconnu peut sortir un excellent album et 3 vidéoclips saisissants. Mais sans label, sans gérant, sans structure pour les épauler, ça sera probablement, comme il le chante sur «Outremont» : «pas de nominations, juste des félicitations». Après 20 ans d’industrialisation du rap, il semble qu’il ne soit toujours pas plus facile de s’exprimer en 16 barres. Il n’y a jamais eu si peu de tribunes, de reconnaissances ou d’argent. Une poignée d’individus monopolisent les quelques subventions disponibles pour entretenir artificiellement des carrières putréfiées.
C’est bien injuste, parce que Gullywood est un projet sincère, inspiré, rafraichissant. Une contribution imbriquée dans le tissu culturel québécois contemporain qui ramène le rap comme un médium pertinent et participant à la compréhension de notre époque.