Le 15 février 2009, Guy A. Lepage reçoit Rick Astley, le sympathique has been british. Dans un rare moment de pertinence de l’émission, on lui demande ce qu’il pense du Rick Roll, ce leurre qui redirige l’internaute naïf vers le clip de «Never gonna give you up». Les yeux de poissons de Dany Turcotte, de Catherine Trudeau et du ¾ des spectacteurs sur le plateau de Tout le monde en parle veulent tout dire : y’a pas un chat dans l’édifice de Radio-Canada qui semble savoir de quoi on parle. On montre un exemple. Silence malaisant. Personne ne trouve ça drôle.
Au dernier Bye Bye, on a bien tenté d’insuffler un peu de contemporanéité dans la formule en proposant un montage de citations de Jacques Martin à l’autotune. Trente longues secondes pénibles, qui tentent de surfer sur la vague des Gregory Brothers et de leur très populaire Autotune the news.
Ce sont à ma connaissance les deux seuls exemples où les médias grand public ont tenté de s’approprier des éléments de la culture hyperactive du mème internet. Deux échecs lamentables qui montrent que le Québec n’a pas encore le sens du LOL.
Mème old mème.
Le concept de meme (truc : ça rime avec cream) est aussi vieux que Paul et Paul. C’est Richard Dawkins, un biologiste britannique, qui l’utilise pour la première fois dans The Selfish Gene, publié en 1976. Il cherchait à trouver un équivalent au concept de gène, mais pour la transmission d’éléments culturels. Du grec «mimeme» (imiter) a découlé meme, ou «mème», en français (truc : ça rime avec «aime»). Dawkins considérait les chansons, les idées, la mode, l’architecture comme autant de mèmes. Si les gènes passent d’un humain à l’autre par la reproduction sexuelle, les mèmes (en français) circulent de cerveaux en cerveaux, se modifiant à chaque fois que quelqu’un se l’approprie et le retransmet.
Andrew Baron, le président de Know Your Meme, la référence encyclopédique des mèmes internets, les définit comme suit : «Nous considérons comme mème internet toute idée ou concept véhiculé par les internets : courriel, facebook, twitter, forum, blog, etc.» Typiquement, le mème prend la forme d’un vidéo, d’une photo, d’un montage, d’un #mot-clic (hashtag) twitter, ou de tout tes amis facebook qui changent leur photo de profil pour un héro d’émission de leur enfance.
«Mon intérêt pour les mèmes remontent à 2002. Je suivais les classes de l’Eyebeam Atelier, fondé par Jonah Peretti (qui a par la suite fondé Buzzfeed et le Huffington Post). Il nous a parlé d’un échange de emails avec Nike, qui ne voulait pas lui graver «Sweatshop» sur ses espadrilles personnalisées». La correspondance, mélangeant absurdité et politesse, s’est propagée comme une traînée de poudre.
La culture LOL.
La culture du mèmes internet s’est développée dans le terreau fertile des forums de geeks. Les mêmes gars (oui, c’est une culture genrée) qui inventaient des nouvelles manières de consommer et de distribuer la musique, les films, les livres, inventaient aussi un nouveau langage, des nouveaux référents culturels, une nouvelle sémiotique, un sens du comique unique : le LOL (de laughing out loud). Cet humour est fortement teinté par l’idéologie irrévérencieuse, ludique, baveuse, provocatrice et sarcastique des hackers . Ce n’est pas un hasard si le forum 4chan est à la fois le bastion d’Anonymous, le regroupement à géométrie variable de justiciers qui font régulièrement parler d’eux en faisant planter les sites de compagnies considérées «hostiles» à l’esprit d’internet, et le point de départ de la plupart des mèmes.
En quoi les mèmes internet se différencie des vidéos de chat qui font encore le bonheur des fans de Drôle de vidéo (et du pauvre Bruno Landry)? «La principale différence est que, pour qu’elle soit mème, la vidéo, la photo, le texte, doit être appropriés, modifiés et propagés», explique l’expert. « En ce sens, la culture du mème internet s’inscrit dans le grand courant de la remise en question du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle, ce qui a généralement appelé la culture du remix».
La scène du film Downfall (2004) dans laquelle Hitler pète un plomb en allemand, reprise avec des sous-titres adaptés à toutes les sauces et toutes les causes, du iPad 2 au congédiement de Carbonneau, est un des exemples les plus facile à comprendre.
Le matériel de base du mème peut provenir de n’importe quelle source, et le succès de sa propagation ne dépend d’aucune institution, et n’est jamais signé. «À partir du moment où les gens sont interpellés par une image ou un vidéo au point où ils sont prêts à participer à sa propagation de manière complètement désintéressée, je crois qu’on touche à quelque chose de très significatif.», ajoute Baron.
La chute du mur.
Quand I can haz cheezburger, un empire d’une cinquantaine de blogues d’humour (dont Fail Blog et LOLCats) visités par 17,5 millions de personnes par mois, a annoncé cet automne avoir amassé 30 millions de dollars auprès d’investisseurs privés, la plupart des observateurs ont été surpris. Quand le réseau a acheté à la fin du mois de mars Know Your Meme pour une somme évaluée à quelques millions de dollars, beaucoup de septiques ont été confondus. Presque en même temps, Christopher «M00t» Poole, fondateur de 4Chan et demi-dieu du LOL, lançait le béta de Canvas, un site de création et de partage d’images, avec 625 000 $ d’investisseurs reconnus pour leur vision et leur aversion pour les pertes.
Ça fait beaucoup de «vrai» argent pour du LOL, particulièrement à l’heure où l’économie américaine n’entend pas trop à rire. «Ça fait 10 ans que j’ai été en contact avec l’énergie et le potentiel de la culture du mème internet. Et il y a encore des gens qui continuent à découvrir cet univers-là aujourd’hui. Et je pense qu’il y en aura encore dans les 10 prochaines années. Surtout que les outils qui démocratisent autant la distribution que la création des mèmes n’ont jamais été aussi puissants», prophétise Baron. Par exemple, le site Meme Generator permet d’écrire ce qu’on veut en Arial Bold (la police officiel de la culture mème) sur des images de Spiderman, Rebecca Black ou du Gordo Granudo, un gras à boutons qui sert de tête de turc pour niaiser les Tanguy. L’application iPhone «Advice Animals» permet la même chose avec le chat hipster, le crapaud célibataire ou le Insanity Wolf, un bestiaire qui est entré dans la culture populaire web.
Mème.qc.ca
«Je crois qu’il manque de vitrines pour faire connaître ce qui se fait sur le web au Québec. Ici, le succès d’un contenu web passe avant tout par les médias traditionnels, et il faut quand même rester dans leur créneau», explique Patrick Dion, blogueur et recherchiste à VLOG, l’émission spécialisé en contenu web de TVA. «À VLOG, par exemple, on ne pouvait pas passer ce qu’on voulait, il fallait respecter la ligne éditoriale de TVA». En effet, les quelques succès humoristiques du web québécois comme Les têtes à claques, Contrat d’gars ou En audition avec Simon se différencie seulement de la télé par leur lieu de diffusion.
Si on trouve qu’il y a un intérêt réel à ce qu’on tourne, rit, écrive et joue en français, il est impératif que le Québec s’approprie les codes du mème pour pouvoir communiquer notre identité distincte sur le web. Mais comment faire ?
«Il y a eu des essais de forums de mème au Québec, comme capbedou.org et quebecchan.org, mais ça n’a pas marché parce qu’ils essayaient de traduire des mèmes américains», explique Jay St-Louis, qui gère le site Pokpok.tv, un des rares dédiés au LOL québécois.
«Je pense que l’adoption de la culture mème va se faire par étapes. Avant de pénétrer une culture, il doit y avoir une médiation progressive du phénomène culturel «étranger», ajoute St-Louis. «Comme avec la chanson : dans les années 60, on a eu des chanteurs qui émulaient ce qui se passait aux États-Unis. Et avec le temps ça a évolué vers une culture musicale qui nous est propre.»
Il faut donc être patient. Une industrie, comme un sens de l’humour, ça prend du temps à se développer.
Publié originellement en 2011.