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Jay-Z @ Centre Bell : La chèvre et les choux.

Le titre de G.O.A.T. (Greatest of all time) en est des plus contesté dans le rap. Il fait l’objet de tergiversations constantes parmi les amateurs, pour qui la fascination pour les listes et les palmarès n’est pas loin de celle des poolers compulsifs et autres sportifs du crayon. Or les critères sont loins de faire l’unanimité et les artistes qui aspirent à ce statut tendent à privilégier ceux qui les avantagent : le nombre d’albums vendus (Tupac); la qualité des réalisations dans le plus court laps de temps (Biggie), le plus de profits (Lil’ Wayne, du moins selon Baby).

Mais à mes yeux, et à ceux des milliers de fans massés au Centre Bell vendredi dernier, il n’y en a qu’un qui possède les qualités pour mériter le titre, le seul artiste, tous genres confondus, a avoir eu 11 albums au somment du Billboard, un entertainer dont les faits et gestes influencent la planète pop en entier, un homme d’affaires audacieux et prospère, un ami personnel du président des États-Unis et le mari d’une des plus belles femmes au monde.

Je sais que beaucoup de gens se présentaient un peu déçu du Blueprint III (pas moi). Je sais aussi que plusieurs s’étaient déjà résolus à trouver ce spectacle le plus grandiose de leur vie avant même d’avoir acheté leur billet (pas moi). Mais peu importe l’état d’esprit au moment de franchir les tourniquets, TOUT le monde a retenu son souffle quand l’éclairage est tombé pour laisser place au décompte en chiffres rouges de chaque côté du rideau. Géniale, l’idée d’immortaliser les 10 dernières minutes des dix ans qui ont séparé Hova de son public montréalais. Le dj aurait pu faire monter un peu plus la sauce cependant, rendre l’attente un peu plus épique. Mettons qu’il existe des hymnes plus grandioses que des vieux hits de James Bond. Mais ça a quand même scandé pas mal fort les 5…4…3…2…1.

«We are, yeah, I said it, we are This is Roc Nation, pledge your allegiance».

Et le ton était donné; Jay Z allait contrôler la ville pour les deux prochaines heures. Cette ritournelle de Roc Nation, la nouvelle maison de Jay, est d’ailleurs revenue tout au long du spectacle. Histoire de bien marquer son détachement de Def Jam et de Roc-A-Fella Records. Omniprésent également pendant toute la soirée, l’immense scène, à mi-chemin entre un décor de plateau de gala et la chambre de Darth Vader, surplombée par l’écran géant DEL avec la résolution la plus hallucinante au monde. Si le show avait eu lieu au stade, à l’époque du toit amovible, c’est garanti que Guy Laliberté aurait pu le regarder de l’espace.

Montés en angle, les panneaux lumineux s’accordaient avec le répertoire : des têtes de mort et des grenades pour D.O.A, des étoiles pour A star is born, des enceintes qui vibrent pour 99 problems. C’est Empire state of mind qui a révélé le potentiel éblouissant de l’engin par contre : Devant nous, se dressait une réplique exacte de la ligne d’horizon de Manhattan. Toutes les lumières de tous les grattes-ciel y étaient. On a même eu droit à un tour d’hélico gratos. J’ai encore le vertige.

La suite est un peu floue : je confonds assurément l’ordre des chansons, mais, en rafale : U don’t know, Show me what you got, H to the izzo (sur l’échantillon original des Jackson 5), On to the next one, Jigga What, Jigga Who, Can I get a…, Roc Boys. What we talkin’ about, avec deux verses a cappella et Already home, de son dernier disque, ont été des moments forts, où le grand Jay semblait réellement fier de sa Roc Nation.

Quand il est sorti de scène, personne n’était dupe : le centre-ville n’aurait pas survécu si les fans n’avaient pas eu droit à un rappel. Trop de hits que nous voulions entendre. Enfin, Jay-Z revient, commence une chanson, l’arrête, puis va chuchoter à l’oreille de son pianiste: «Wait a sec, y’all. I just want to play a bit more records for you». Improvisation ou stratégie bien camouflée? Ça a marché en tous cas: on se sentait privilégiés. Et là ça a déferlé : Crazy in love, 03 Bonnie and Clyde, Hard knock life, Swagga like us, Dirt off your shoulder, Big pimpin’ (en version Karnaval!), Encore, Change clothes, Lucifer. J’ai besoin d’en rajouter ?

J’ai comme conviction profonde que c’est la fin du spectacle qui détermine la vraie qualité d’une performance. À ce jour, celle de Jay-Z est inégalée. Pendant dix bonnes minutes, il a remercié ses fans, un par un, éclairés par une poursuite. «I see you the sexy mama with the green top. I see you, you in the red shirt. I see you too with the funky glasses in section 219. I see you with your black Yankees hat.».

Jay Z, mesdames et messieurs, je le dis avec le plus grand sérieux du monde, est un des plus grands entertainers du monde moderne. Au même titre que les Beatles, les Rolling Stones, Nirvana, Pavarotti ou Céline Dion. Et dans le rap, il est l’Icône, le sommet de la pyramide, peut-être le plus grand qui n’existera jamais. Ça aura pris au genre des errements, des artistes fauchés dans la force de l’âge, des dérives mégalomanes, des supers succès et des supers flops pour créer un prototype aussi abouti. Mais aujourd’hui, Jay Z est le legs le plus précieux que la culture hip hop peut faire à l’humanité.

Paru originellement le 3 novembre 2009 chez 33MAG.