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Daytona: Le rêve américain dans une boîte de céréales jetée par erreur (entrevue).

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Le Sud fait partie de l’imaginaire québécois.

C’est quoi «Le Sud»? C’est où

1) Il doit faire chaud.

2) On doit avoir l’impression de l’étranger.

3) Mais on doit s’y sentir comme chez-soi.

La première fois qu’on y va, on part «en voyage». Après, ce sont des «vacances», ce qui n’est somme toute pas la même chose.

Le Sud «sert» à quelque chose: c’est un test pour son indépendance à 16 ans, un compromis familial clé-en-main à 35 ans; une destination où parquer son Winnibago à 50 ans; une solution aux rhumatismes à 70.

Le cinéma québécois s’est peu intéressé à ce spectre de l’identité nationale. Le segment de Santa Banana dans le premier Gratton. La Florida. Québec-Montréal, en partie. Et surtout Daytona.

Réalisé par un collectif anonyme, de manière indépendante, il reste très peu de traces de la démarche, des intentions, des souvenirs et anecdotes du tournage de ce drôle de film aux frontières de la réalité et de la fiction. À force de chercher, je me suis ramassé avec le courriel de Martin Fournier, le réalisateur. Je lui ai écrit en janvier dernier. Il m’a répondu. On s’est renvoyé la balle jusqu’à la semaine dernière.

***

 

LKB: Le début des années 2000 était une période assez riche dans l’expérimentation des limites du documentaire, de la télé-réalité, etc. Je pense notamment à Jackass, au «film réalité» The Real Cancun…

MF: Ouais Daytona a été précurseur de la télé-réalité au Québec. En 2003, ça existait pas ici Loft Story.

 

LKB: Quelle était le déclencheur de réaliser un film sous un nom de collectif [Amerika Orkestra] plutôt qu’une nomenclature traditionnelle?

MF: C’est venu quelques mois après les premiers prix Jutras, Denis Villeneuve avait tout raflé. Toutes les fois qu’il allait chercher ses prix, je le sentais imbu de lui-même. «J’ai fait mon film«, «j’ai fait mon montage». Je trouvais que c’était une façon narcissique de voir le cinéma. C’est un travail d’équipe, on le sait. Je me demandais comment signer une oeuvre collective. Pourquoi ça se faisait en musique mais pas en cinéma. On voulait recréer la dynamique du band, mais en documentaire.

Je suis parti avec les gens avec qui j’était vraiment vraiment proches à l’époque. On travaillait sur des émissions pour Canal Évasion. On partait souvent ensemble.

 

LKB: Ah. C’est intéressant de le mettre en contexte avec le Canal Évasion. Il y a effectivement un certain lien maintenant qu’on le sait…

MF: On est parti 2 semaines. Le boss de la compagnie pour laquelle on travaillait nous avait prêté la caméra, une centaine de cassettes MiniDV, le truck de la compagnie, moi j’avais fronté l’argent pour l’hôtel.

 

LKB: Donc les jeunes, vous les avez rencontrés là-bas?

MF: Ouais, on savait qu’une agence de voyage de Québec organisait le transport sur 3 semaines, avec des nouveaux groupes de Québécois qui arrivait une fois par semaine. On voulait rester au minimum 14 jours pour capter le plus de jeunes possible. On a tourné avec 3 groupes par semaine. Donc 6. Mais au montage on trouvait que l’histoire était plus forte avec les 5 qu’on a choisi.

 

LKB: Comment vous les approchiez?

MF: On avait une idée en tête des types qu’on voulait filmer: un groupe de nerds, un groupe de musclés douchebags, un groupe de filles, un groupe de potteux. Pis lorqu’ils descendaient de l’autobus, c’était facile de les spotter…

On allait les voir, on leur parlait de notre projet. et on leur donnait rendez-vous le soir même autour d’une bière. Nos intentions étaient claires: on leur expliquait qu’on voulait porter un regard critique sur le Spring Break. Qu’on voulait comprendre ce qu’ils voulaient rechercher. Je leur faisait écouter du God Speed Black Emperor, qui était une grosse influence sur le projet, pour qu’ils comprennent dans quel mood on était.

 

LKB: Ahaha. Pour vrai?

MF: Ouais, ouais! Pis le lendemain on se faisait des rendez-vous. Un groupe à 9h00, l’autre à 11h, l’autre à 13h… Comme ça pendant 2 semaines.

 

LKB: Donc vous étiez constamment dans le moment et la réaction? Ou tu avais des questions préparées ?

MF: On savait qu’on voulait parler de l’Amérique, du rêve américain et de ce qui branchait la jeunesse québécoise à ce moment-là. On était plus vieux qu’eux, et on voulait comprendre c’était quoi la nouvelle génération. Donc ouais, on avait un plan, mais on est surtout parti sur un coup de coeur, en se disant on va tourner sans argent, sans permis, advienne que pourra.

 

LKB: En plus, quand tu y es allé en 2003, c’était en pleine ère Bush? Et même si c’était la phase aiguë de l’anti-américanisme, ils n’ont aucune nuance sur l’Amérique. 

MF: Ouais, absolument. C’était même l’invasion de l’Irak. Je me rappelle que c’était sur toutes les télévisions.

 

LKB: On sent que les personnages ne viennent vraiment pas du même monde. Quels liens avaient-ils entre eux?

MF: Maintenant  que j’y pense, pas grand chose. Ils avaient juste pris les même autobus. Séb était dans l’aménagement paysager. Les jeunes potteux étaient même pas encore au CÉGEP. Et l’autre groupe, avec Lapointe et son ami, je sais que c’était des pushers de Laval, qui s’étaient ramassés là-bas pour vendre leur dope. Ils avaient passé en douce et ils étaient vraiment là pour faire une passe de cash.

 

LKB: C’est peut-être la façon dont il sont filmés, mais on les sent très atomisés. Jessica, par exemple, est avec d’autres filles, mais on ne les voit jamais. Et même dans les duos, on sent toujours l’incommunicabilité. 

MF: Tu vois, Jessica était vraiment à part de ses amis. Elle avait une personnalité forte, et elle se retrouvait souvent seule. Il y a bien sûr la scène de Séb sur la plage. C’était vraiment une surprise d’être là. Dix minutes avant, il nous disait qu’il allait cruiser, et rapidement on se rend compte qu’il n’est pas capable de parler. Même chose quand Jessica a commencé à frencher chaque gars à la piscine. Ça m’avait étonné: quand j’avais 17 ans les filles faisaient pas ça…
LKB: As-tu gardé le contact avec certains d’entre eux ? 

MF: On les a invité au montage, parce qu’on se demandait si on allait pas trop loin avec notre façon de raconter notre histoire.  Les 2 nerds sont venus, et les 2 potteux aussi. Jessica nous avait pas donné de nouvelles et Séb avait décliné, parce qu’il venait de loin… De St-George-de-Beauce je crois. Les gars de Laval ont jamais voulu signer le «release», ni nous donner leur information, donc c’était impossible de les retrouver.
LKB: Avez-vous modifié quoi que ce soit selon leurs commentaires?

MF: Je pense pas. Mais j’aurais aimé ça que Séb soit là, parce que c’est vraiment lui qui se fait varloper dans le film.


LKB: Pourquoi avoir choisi des adolescents ?

MF: Je venais de voir Kids, de Larry Clark, et je me demandais pourquoi on avait pas de films comme ça. Pis un jour j’ai pogné le filon du premier voyage.. .C’est vraiment un passage obligé, un Spring Break. Ou d’aller dans l’Ouest canadien. Je me souviens que j’ai hésité entre les deux. Je voulais utiliser ces moments importants dans la vie d’un adolescent.

 

LKB: Un des côtés comiques pour moi du film, c’est qu’on sent que même s’ils sont à moins d’une journée de route de chez eux, ils sont complètement déboussolés. Ils ont vraiment un choc culturel!

Ça arrive à tout le monde. Je suis allé au Spring Break à 20 ans. Je me reconnaissais dans ces jeunes-là. C’est la première fois que tu pars de chez tes parents. T’es autonome. Tu pars avec 25$ dans tes poches. Fortin, je te jure, il avait pas plus que 100$ dans ses poches pour la semaine. Il mangeait des sandwichs au baloney. Mais il était là pour vivre quelque chose. C’était gros pour eux.

 

LKB: Donc, il n’y a jamais eu l’intention de rire d’eux?

MF: Ben c’est sûr qu’avec le recul, je trouve que je suis allé rough avec eux. SI c’était à refaire, je le ferais pas de la même façon. J’aurais une approche plus empathique, plus humaine. Ça se dégage quand on écoute le film: il y a un malaise. Je trouve que je les ai jugé avec mes questions. J’avais jasé avec Benoit Pilon, qui a réalisé Roger Toupin, épicier variété, pis il m’avait critiqué. Selon une approche documentaire pure, tu ne peux pas juger tes sujets.

 

LKB: Un remontage serait dans les plans ?

MF: Non malheureusement. C’est un histoire triste… On n’avait pas de permis pour tourner aux États-Unis, donc on était revenus en douce et on avait caché les cassettes dans 2 boîtes de céréales. Finalement, on a passé les douanes sans aucune fouille, mais les cassettes sont restées dans les boîtes . Un jour la compagnie a fait un ménage, pis les boîtes ont été jetées…

 

LKB: …pleine de cassettes!

 

MF: Avec tous nos rushs…

 

LKB: Même s’ils ne connaissent pas du tout les États-Unis, les intervenants du film idéalisent le pays. Clairement, c’est un rêve qui leur a été transmis. Penses-tu qu’il existe encore ce rêve ?

MF: Non je crois pas. Pas depuis 2004 (rires). Mais je pense qu’on vit dans une société où le rêve n’a plus vraiment sa place tout court. Je me rappelle quand Céline Dion voulait percer aux États-Unis, je me souviens je l’écoutais pis sti que je la trouvais hot. Aujourd’hui, on dirait que personne ne se permettrait de dire ça.

 

LKB: C’est un peu à l’envers de poser ça comme dernière question, mais le film commence avec une dédicace à «L’Amérique qui ne dort plus sur la plage». Ça veut dire quoi?

MF: La phrase vient de la traduction libre d’un segment d’une toune de GodSpeed You Black Emperor. Un vieil Américain parle des années passées, où l’Amérique semblait plus libre, plus peace. Et à un moment, il dit : «America doesn’t sleep on the beach anymore…». J’ai toujours trouvé ça évocateur.

On avait même un collectif de 4 personnes «L’Amérique ne dort plus sur la plage», qui a vu le jour 3-4 ans avant Daytona. En fait, L’Amérique ne dort plus sur la plage est le précurseur au film. Nous étions même allés 3-4 ans plus tôt à Daytona pour tourner un documentaire. Mais au retour, nous nous sommes aperçus que le matériel n’était pas assez fort pour en faire un film.

Je suis donc retourné à Daytona, plus tard, avec une nouvelle gang, ma nouvelle gang, pour refaire le film que je n’avais pas été capable de faire à l’époque, tout ça, avant d’en avoir jasé à la première gang. J’ai toujours senti que j’avais une «dette» envers eux. De dédier le film à mes anciens amis et collègues était la moindre des choses!